L’humour comme mécanisme de défense individuel
L’humour est l’un des 31 mécanismes de défense (ou « styles de coping ») répertoriés par le DSM IV (American Psychiatric Association, 1995, p. 875) en tant que « processus psychologiques automatiques qui protègent l’individu de l’anxiété ou de la perception de dangers ou de facteurs de stress internes ou externes. » Il y est défini comme un « mécanisme par lequel le sujet répond aux conflits émotionnels ou aux facteurs de stress internes ou externes en faisant ressortir les aspects amusants ou ironiques du conflit ou des facteurs de stress. » (p. 880).
Le DSM-IV a classé les mécanismes de défense en plusieurs niveaux selon leur adaptabilité. Voici une liste des principaux mécanismes de défense répertoriés :
Niveau adaptatif élevé (mécanismes les plus sains)
- Anticipation
- Affiliation
- Altruisme
- Humour
- Affirmation de soi
- Auto-observation
- Sublimation
- Répression
Niveau des inhibitions mentales (défenses névrotiques)
- Déplacement
- Dissociation
- Intellectualisation
- Isolation de l’affect
- Formation réactionnelle
- Refoulement
- Annulation
Niveau de distorsion mineure de l’image de soi et des autres (défenses narcissiques)
- Dépréciation
- Idéalisation
- Omnipotence
Niveau de désaveu (déni de la réalité)
- Déni
- Projection
- Rationalisation
Niveau de distorsion majeure de l’image de soi et des autres (défenses psychotiques)
- Rêverie autistique
- Identification projective
- Clivage de l’image de soi ou des autres
Ces mécanismes de défense sont des processus automatiques qui permettent à l’individu de gérer l’anxiété et les facteurs de stress internes ou externes.
Utiliser l’humour avec discernement ( Christophe Panicelli )
L’humour peut être utilisé par le sujet de différentes manières. En fonction des situations rencontrées, certaines peuvent être qualifiées de « saines », au sens qu’elles favorisent la santé mentale et l’adaptation du patient au monde qui l’entoure. D’autres, au contraire, seront source pour lui de divers inconvénients. Nous allons tenter d’en faire la revue.
Comme moyen de faciliter les relations et le soutien social
Parallèlement à son utilisation dans l’économie psychique individuelle, il existe une façon de manier l’humour qui permet d’entrer en relation, et même de faciliter celle-ci. Comme le proposent Martin et al. (2003, p. 53), il est question des individus qui « tendent à dire des choses amusantes, raconter des blagues, et entamer un badinage spirituel spontané pour amuser les autres », permettant ainsi de réduire la tension relationnelle. Ceci peut être vu comme une compétence relationnelle qui correspond au mécanisme de défense d’humour décrit par le DSM IV, mais comprenant une dimension interpersonnelle utile pour le patient puisqu’elle permet de promouvoir le soutien social, comme le signale Johnston (1990). Cette composante est donc logiquement corrélée positivement au bien-être psychologique, à l’estime de soi, et négativement à la dépression et l’anxiété, autre fait mis en exergue par l’équipe de Martin (Martin et al., 2003). L’intervenant en psychiatrie se doit d’encourager cette utilisation de l’humour qui favorise le développement du soutien social du patient, un point essentiel dans la mise en place de conditions permettant sa stabilité et son bien-être.
On remarquera que l’humour peut aussi constituer un rituel d’appartenance, notamment par les « private jokes » propres à chaque système. Seuls les membres du système sont capables de comprendre certaines blagues spécifiques faites de références communes. Par exemple, celles qui sont reliées à des événements vécus ensemble et qui rendent le trait d’humour incompréhensible pour ceux qui n’auraient pas été présents. Ceci peut être observé au sein d’un système thérapeutique.
Utilisations potentiellement néfastes
Comme mécanisme d’évitement
Cependant, comme le laisse déjà présager les définitions du DSM IV, l’humour peut aussi être utilisé par le patient afin de dénier la réalité et d’éviter d’affronter les problèmes (Overholser, 1992). Dans le domaine de la cancérologie, d’autres auteurs (Joshua et al., 2005) mettent aussi en garde contre un usage de l’humour par le patient ou par le médecin, qui permet d’éviter les sujets difficiles. On sait pourtant combien il est essentiel de pouvoir aborder les thèmes de la souffrance, de la mort, mais aussi de la relation aux proches, dans ce domaine particulier de la médecine. Le thérapeute pourra détecter ce mécanisme chez le patient, et s’il l’estime opportun, attirer son attention sur les réalités que ce dernier évite de reconnaître, comme le propose déjà Rosenheim en 1974. Il devra bien entendu également être attentif à ne pas utiliser lui-même l’humour avec ses patients de cette manière, comme le signale Joshua (Joshua et al., 2005).
Comme moyen de distraire l’intervenant
L’humour est un moyen très efficace de détourner la conversation, par exemple lorsque l’on aborde des sujets douloureux, difficiles ou conflictuels. « L’humour est parfois exploité par les patients pour tester si le thérapeute peut être séduit et entraîné loin des sujets cruciaux approchés » nous dit Schnarch (1990, p. 78). Kubie (1971, p. 865) précise que ceci « séduit le thérapeute en dehors de son rôle thérapeutique ».
Ce mécanisme a lui aussi une valeur diagnostique pour le thérapeute, et signale ce qui peut correspondre à une résistance du patient dans le processus thérapeutique. Il permet de détecter les thèmes conflictuels du patient afin de ne pas les perdre de vue, et de pouvoir y revenir dans la suite de la prise en charge.
Comme moyen de minimiser la situation
Les traits d’humour des patients peuvent avoir pour effet de minimiser l’importance du matériel qu’ils apportent en thérapie, comme le notent plusieurs auteurs (Overholser, 1992 ; Marcus, 1990). On assiste dans ce cas à un recadrage par le patient lui-même : il livre un élément important qu’il étiquette ensuite par le biais de l’humour comme n’étant « pas grave ». Un parallèle peut alors être fait avec le mécanisme d’annulation décrit par le DSM IV. Il sera utile pour l’intervenant psychiatrique de détecter ce mécanisme, afin d’aider le patient à prendre en compte ces éléments dans le processus de prise de décision. On pense notamment à l’information médicale donnée aux patients au sujet des diverses substances consommées par ceux-ci (l’alcool, le tabac ou les benzodiazépines bien sûr, parmi les substances autorisées, mais encore le cannabis, l’ecstasy, les amphétamines, la cocaïne, les opiacés, … parmi les substances illicites). Ces diverses substances sont non seulement souvent considérées à tort comme inoffensives, mais sont aussi, dans de nombreux cas, ré-étiquetées comme telles par le patient malgré l’information reçue [4]. Ainsi, comme le dit Melchior (1998, p. 428), « le recadrage inverse, banal ? grave, devra également être utilisé en certaines occasions, notamment quand une personne sous-estime complètement certains aspects de la situation qu’elle vit. » Il est par ailleurs intéressant de constater que l’un des effets possibles de la consommation de cannabis est de provoquer l’apparition de rires spontanés, sans relation avec une quelconque présence de situation humoristique. Cependant, il ne s’agit pas ici d’une utilisation de l’humour par le patient, mais d’un effet de la substance consommée.
Vignette clinique No 1 :
Un patient de 40 ans se présente, suite à un épisode unique d’abus d’alcool ayant entraîné une hospitalisation en urgence. Il se trouvait en compagnie d’amis dans un cadre non festif et s’est vu consommer une quantité d’alcool plus importante qu’à son habitude, l’amenant dans un état proche de la perte de conscience. Peu après cet épisode, il ressent surprise et inquiétude face à cette perte de contrôle de sa consommation, ce qui constitue le motif de consultation. Alors que le thérapeute l’interroge sur la possibilité d’une éventuelle rechute, le patient se veut rassurant. Il ajoute toutefois : « Et encore, on ne sait jamais, car il ne faut jamais dire fontaine, je ne boirai pas de tonneau ! », avec un sourire attentif, attendant que le thérapeute comprenne le mot d’esprit.
On voit comme le trait d’humour du patient a tendance à minimiser la gravité de l’abus d’alcool, et entraîne la conversation sur un mode ludique. Ceci pourrait empêcher d’approfondir plus sérieusement le risque de rechute et les stratégies mises en œuvre pour le contrer.
Comme autodépréciation
La dépréciation est un autre mécanisme de coping décrit par le DSM IV. Il consiste ici à s’attribuer à soi-même des défauts exagérés. Dans le cas de l’humour, ceci comporte une composante relationnelle. Certains patients tentent de faire alliance avec leur entourage en autorisant leurs proches à se moquer d’eux, à rire d’eux, ou même en initiant cela eux-mêmes, quitte à paraître ridicule devant tout le monde (Martin et al., 2003, p. 48 et 54). Le patient peut en retirer un certain bénéfice au niveau relationnel, mais risque fort d’en subir les désavantages au niveau individuel, comme le constate l’étude de Martin et al., qui note une corrélation, entre autres, à la dépression, à l’anxiété, à une mauvaise estime de soi, et à une faible satisfaction du soutien social. Lorsque cette tendance est présente, elle peut être détectée et analysée avec le patient, afin de rechercher avec lui d’autres manières d’entrer en relation, qui mettront moins en péril son bien-être psychosocial.
Comme agression de l’autre
A l’inverse, l’humour peut être utilisé afin d’« augmenter le soi aux dépens des autres » (Martin et al. 2003, p. 48), dans une attitude agressive qui risque de mettre en péril le soutien social du patient. Il s’agit du sarcasme, de la dérision, de la moquerie et de la ridiculisation de l’autre, comme dans l’humour raciste ou sexiste, mais aussi de « la manipulation des autres par une menace implicite de ridicule » (ibid., p. 54). Comme le notent Kubie (1971) et Martin et al. (2003), cela correspond à une forme d’agression camouflée par l’humour. Celui-ci permet à l’agression d’être exprimée sous une forme socialement acceptable, voire empêche de pouvoir l’identifier comme telle.
En effet, la personne qui utilise l’humour pour agresser l’autre pourra toujours commenter sa remarque moqueuse-humoristique par un « c’était juste pour rire », justification difficile à contredire et souvent ponctuée d’un « tu n’as pas d’humour ». Ceci place ainsi l’interlocuteur dans une situation de double contrainte comme l’observe le professeur Saroglou (2002, p. 207, note 5), puisque « s’il proteste, il sera considéré négativement comme incapable d’humour ; et s’il ne réagit pas, il s’en trouve clairement diminué. Une voie possible pour rétablir une relation symétrique est de répondre à son tour avec humour. »
On peut comparer ce type d’humour agressif à une forme de passage à l’acte, limité au niveau verbal. Cette variété d’humour serait plus fréquente chez l’homme que chez la femme (Martin et al., 2003). Elle est parfois mise à profit par certains patients comme un moyen d’augmenter la distance relationnelle lorsqu’une trop grande proximité est ressentie comme anxiogène. Dans la relation thérapeutique, cela pourra à nouveau correspondre à de la résistance. En temps voulu, il sera utile d’analyser ce comportement avec le patient et de rechercher d’autres moyens ne comportant pas le risque de priver le patient de sa relation à l’autre.
Réflexion sur l’humour et les mécanismes de défense
En tenant compte de tous ces aspects, comment comprendre la place de l’humour parmi les différents mécanismes de défense contre l’anxiété ? Nous avons vu que l’humour peut correspondre à plusieurs modalités, non seulement à cette manière de « faire ressortir les aspects amusants » d’une situation, mais encore à la possibilité d’éviter ou de minimiser les sujets abordés. En cela, il se rapproche du mécanisme d’annulation décrit par le DSM IV (1995). Il peut aussi correspondre à une dépréciation de soi, comportant une dimension relationnelle à double tranchant. L’humour peut encore se rapprocher du passage à l’acte lorsqu’il est utilisé comme outil agressif. Un parallèle avec la formation réactionnelle nous apparaît dans le cas de l’ironie qui est cette manière de dire le contraire de ce que l’on pense en réalité (et qui peut être fait avec beaucoup d’humour…). On peut encore le comparer à la capacité de recours à autrui, dans sa propriété de favoriser le soutien social.
L’humour offre ainsi de multiples facettes en fonction de la manière dont il est manié par l’individu. Dans le cas des mécanismes de défense, s’il peut être considéré comme en faisant partie de manière spécifique, il peut aussi être vu comme un moyen d’avoir accès à plusieurs d’entre eux, ne se situant d’ailleurs pas tous au même niveau adaptatif.
Utilité de l’humour pour l’intervenant en psychiatrie
Pour le diagnostic
L’humour est un trait de personnalité, et chaque patient possède sa ou ses manières préférentielles de l’utiliser. Il est d’un intérêt certain pour le praticien de pouvoir les identifier, pour les motifs exposés ci-dessus. Certaines de ces modalités sont en effet susceptibles d’augmenter la souffrance et le mal-être du patient, comme le montrent les relations avec la dépression et l’anxiété établies par Martin (2004).
La connexion fréquente entre l’humour du patient et le motif de consultation, comme dans l’exemple de la première vignette clinique ci-dessus, a même poussé Reynes & Allen (1987, p. 264) à en faire un outil d’évaluation diagnostique systématique. Ces auteurs proposent à chaque patient, en début de thérapie, de raconter sa blague favorite. En effet, disent-ils, « la présence et la nature des blagues présentées par les patients ont un impact dynamique significatif, et sont souvent pronostiques de l’émergence de conflits particuliers dans la suite de la thérapie. »
L’émergence d’humour chez l’intervenant psychiatrique (que celui-ci soit exprimé ou non) est susceptible aussi d’apporter certains éléments de diagnostic dans la relation avec le patient. Elle peut par exemple l’informer sur son propre état de tension, ou sur ses sentiments à l’égard du patient. L’intervenant est-il tenté par le sarcasme ou la dérision ? Cela pourrait l’informer sur l’existence chez lui de mouvements agressifs envers le patient, contre lesquels Poland (1971) nous met en garde. Son humour est-il proche du passage à l’acte de séduction? Dans ce cas, a-t-il encore la moindre utilité thérapeutique ?
Pour ces motifs, certains auteurs (cf. Brooks 1994, cité par Franzini 2001, p. 192) conseillent aux thérapeutes de « ne jamais utiliser l’humour avec un patient qu’ils n’aiment pas ». D’autres (cf. Johnston 1990) suggèrent de ne pas en faire usage au début d’une relation thérapeutique et d’attendre que la confiance ait pu s’installer.
Pour développer l’alliance thérapeutique
Un trait d’humour, lorsqu’il est fait de manière adéquate et adaptée au patient et à la situation clinique, est une manière très efficace de mettre le patient à l’aise et d’abaisser la tension (comme nous allons le développer plus en détail au point 3.4.). Ceci peut déjà être un moyen de mettre en place les conditions nécessaires pour développer l’alliance avec le patient, comme le mentionne Schnarch (1990). Selon Ausloos (1995), l’humour de l’intervenant peut aussi être considéré comme une compétence interpersonnelle, puisqu’il permet à ce dernier de se montrer humain, chaleureux et détendu, et d’ainsi faire alliance avec les patients.
Mais l’intervenant peut aussi être sensible à l’humour du patient lui-même et rire de bon cœur avec lui dans une démarche clinique qui s’apparente au mimétisme décrit par Minuchin (2002). Il faudra, pour cela, que son attitude soit sincère et spontanée. C’est ce qui permettra de faire la différence entre rire avec le patient, situation recherchée et permettant de développer l’alliance avec celui-ci, et rire du patient, situation de dérision, de moquerie, de manque de respect, qui ne peut que mettre en danger la collaboration thérapeutique.
L’un des buts psychothérapeutiques pourrait même être de réussir à créer une atmosphère où il devient imaginable pour le patient, et ensuite même concrètement possible, de sourire en pensant aux sujets douloureux ou conflictuels, et donc de permettre d’avoir un autre regard sur eux. Le patient arriverait ainsi même à rire de ses comportements antérieurs, de ses habitudes, de ses anciennes manières de réagir, et à partager ce changement de point de vue avec le thérapeute ou l’intervenant psychiatrique. Le rire partagé est alors ce qui permet au patient et à l’intervenant de ressentir l’alliance thérapeutique, d’une manière non verbale bien plus « parlante » qu’un discours théorique. Bien entendu, comme déjà mentionné dans la rubrique concernant l’utilisation de l’humour comme mécanisme d’évitement, l’intervenant devra être attentif à ce que l’humour ne devienne pas un tel mécanisme au sein même du système thérapeutique, et à ce que ce dernier reste un lieu qui permet d’affronter les difficultés et non pas de les esquiver.
Certains types de pathologies ou de personnalités rendent cependant l’utilisation de l’humour plus risquée en ce qui concerne le maintien d’une bonne alliance thérapeutique. Les troubles de la symbolisation et d’abstraction (Gibeault 2002 ; DSM IV, 1995) présents chez les patients psychotiques les rendent probablement moins aptes à saisir les multiples niveaux de significations apportés par l’humour. Les personnalités de type paranoïaque, ainsi que bien sûr les patients atteints de troubles délirants paranoïaques, interpréteront plus facilement l’humour comme une attaque envers leur personne. L’un des critères du DSM IV (1995, p. 745) pour la personnalité paranoïaque est précisément : « Ils discernent des sens cachés, menaçants ou humiliants dans des commentaires ou des événements anodins […]. Par exemple, une personne paranoïaque peut penser que […] le commentaire humoristique d’un collègue est une critique grave de sa personne. »
Schnarch (1990) attire encore notre attention sur le fait que les patients atteints de troubles cognitifs ou de surdité risquent eux aussi de ne pas saisir le sens des traits d’humour de l’intervenant. Ce risque d’incompréhension, plus important chez tous ces types de patients, rend l’efficacité de l’humour hasardeuse, et ces patients risquent de ne pas bénéficier de son potentiel d’apport de perspective. L’intervenant se doit donc de vérifier que le patient a bien compris le sens de son intervention humoristique, et garder une attitude qui maintient l’alliance avec le patient.
Pour le processus thérapeutique
Plusieurs auteurs d’ouvrages de psychothérapie familiale (Ausloos, 1995 ; Napier & Whitacker, 1980) font état de l’utilité de l’étonnement dans la mise en route ou l’entretien d’un processus psychothérapeutique. Autrement dit, provoquer une réaction de surprise chez les patients, dans les entretiens où les difficultés sont abordées, serait un facteur favorisant la mobilisation des patients en chemin vers le changement.
Cet élément de surprise est mis en évidence par un grand nombre d’auteurs qui s’intéressent au phénomène de l’humour (notamment Rosenheim et al., 1986 ; Overholser, 1992 ; Richman, 1996 ; ou encore Melchior, 1998). Les trois théories principales de l’humour selon Mulder & Nijholt (2002), que sont la théorie du relâchement, celle de la supériorité et celle de l’incongruité-résolution reprennent toutes les trois la propriété de surprise comme ingrédient central de l’humour.
La théorie du relâchement décrit comment le rire permet de relâcher la tension et l’énergie psychique. C’est plus une théorie du rire qu’une théorie de l’humour. La théorie de la supériorité dit que nous rions des malheurs des autres car ils reflètent notre propre supériorité : chaque situation humoristique comporterait un gagnant et un perdant (Mulder & Nijholt, 2002). La théorie de l’incongruité-résolution analyse plus particulièrement l’humour verbal et propose que le fonctionnement des histoires drôles ou blagues se base sur un cheminement commun : d’abord l’écoute du corps de l’histoire drôle, jusqu’à la chute de l’histoire qui contient une incongruité – cette incongruité provoquant l’étonnement de l’auditeur (Ritchie 1999).
On peut donc faire l’hypothèse qu’une certaine utilisation de l’humour par le thérapeute, introduisant à des moments choisis un degré de surprise dans l’interaction avec le patient, pourrait être utile au processus thérapeutique.
Pour faire baisser la tension
L’humour est un formidable outil pour faire baisser la tension, et offre à cet égard de multiples utilisations potentielles. Citons les fameux « cliniclowns » qui arpentent les services de pédiatrie dans les hôpitaux depuis quelques années (Cap & Vanandruel, 1998 ; Martin, 2004). En ce qui concerne la santé mentale des thérapeutes eux-mêmes, plusieurs auteurs parlent de l’humour comme d’un « antidote contre le burnout » (Schnarch 1990, p. 86), ou comme « un outil préventif pour le burnout professionnel » (Fry et al., 1987, cités par Franzini 2001). Enfin, dans toute équipe de soins, l’humour garde une place qui permet de conserver le plaisir de travailler ensemble : « une équipe thérapeutique qui ne soulagerait jamais ses tensions internes par le rire serait d’un épouvantable ennui » (Thomas, 1971, p. 785).
Faire baisser la tension en hospitalisation psychiatrique
Kuhlman (1988), à propos de son unité de haute sécurité, décrit plusieurs exemples d’interventions humoristiques dans le cadre de la gestion de patients agressifs, menaçants ou provocateurs. Il utilise le terme d’« humour de gibet » pour désigner cet humour qui émerge dans les situations désespérées, par analogie à celui du condamné à mort qui refuse sa dernière cigarette en disant : « Non merci, j’ai arrêté, c’est mauvais pour ma santé ! » Il nous montre comment l’humour peut être une manière d’interagir avec un patient provocateur, qui permet d’éviter le conflit tout en restant dans une attitude gaie et non confrontante avec lui.
Un jour, Blowhard vint vers moi dans la salle de jour, en sachant pertinemment bien que j’avais la charge de l’unité et que mon titre officiel était chef d’unité. Néanmoins, il s’adressa à moi devant d’autres patients et membres de l’équipe de soins et me jeta de sa voix hargneuse et sarcastique : « Alors, c’est vous le chef d’unité, hein ? » Ma réponse fut : « Désolé, mais techniquement, ce n’est pas correct. Dans cette unité, nous avons un roi, pas juste un chef d’unité. Et je me suis demandé si les patients et le personnel ne devraient pas embrasser ma bague lorsqu’ils viennent vers moi comme vous venez de le faire. Qu’en pensez-vous ? » (Kuhlman, 1988, p. 1088).
L’auteur rapporte comment cette interaction lui a permis par la suite d’être capable mieux que tout autre membre de l’unité, de gérer ce patient lorsqu’il était sur le point de devenir violent. On voit dans cet exemple précis que l’humour a permis non seulement de faire chuter la tension dans l’immédiat, mais aussi de nouer quelque chose de stable dans la relation avec ce patient agressif, permettant une meilleure prise en charge au long terme.
Nous pensons que cette attitude peut être efficace et utile dans certaines circonstances rencontrées en hospitalisation psychiatrique. Bien sûr, il est hors de question de considérer l’humour comme la panacée universelle en cas d’agression. Les patients sous influence de substances illicites ou d’alcool, ainsi que les patients hallucinés ou délirants, pour ne citer que quelques exemples, ne seront probablement pas sensibles à ce type d’approche dans la majorité des cas. Il se pourrait même que l’humour aggrave la situation, par exemple dans le cas d’un patient paranoïaque qui pourrait l’interpréter comme de la moquerie à son égard.
En situation psychothérapeutique
Faire chuter la tension s’avère parfois utile dans le cadre de la psychothérapie. Ceci peut être fait avec l’aide de l’humour, par exemple pour interrompre un conflit répétitif non constructif entre deux membres d’une famille en détendant l’atmosphère, faisant ainsi alliance avec tous les membres du système et pas uniquement avec celui qui est demandeur (voir un exemple d’une telle intervention dans Schnarch 1990, p. 75-76). Si l’intervention se conclut par un rire partagé, il devient alors possible de prendre du recul et de reprendre espoir par rapport à la situation conflictuelle. Les membres du système thérapeutique sont ainsi amenés à vivre ce qu’Andolfi & Angelo (1987, p. 93) de l’Institut de thérapie familiale de Rome, décrivent comme suit : « La suspension de l’action qui suit l’éclat de rire crée un vide, un instant de silence extrêmement fécond, car il permet à chacun de s’interroger sur soi et de se poser de nouvelles questions ». Il s’agit là probablement d’un des objectifs majeurs de la psychothérapie.
Pour attribuer d’autres significations aux situations vécues par les patients
L’un des autres objectifs majeurs de la psychothérapie est la prise de perspective et le changement de la signification apportée à certaines situations vécues par les patients. Rosenheim (1974) et Richman (1996) avancent que cet objectif peut être atteint dans certains cas au moyen de l’humour. En effet, l’humour « offre la caractéristique de niveaux simultanés et multiples de signification et d’impact » (Schnarch, 1990, p. 77). Il invite donc le patient à découvrir d’autres manières de voir la même situation clinique, à l’interpréter différemment, voire à redéfinir la situation en question.
Lorsqu’une personne entend une blague, comme nous l’avons mentionné plus haut, la théorie de l’incongruité-résolution propose le processus suivant : d’abord l’écoute du corps de l’histoire drôle, jusqu’à la chute de l’histoire qui contient une incongruité – cette incongruité provoquant son étonnement. Ensuite, l’auditeur cherche à comprendre le sens de la blague : la suite du processus est la recherche de résolution de l’incongruité, qui entraîne la réinterprétation des données de départ (cf. Ritchie, 2002).
Exemple : Une dame entre dans un magasin de vêtements et demande : « Puis-je essayer cette robe dans la vitrine ? » La vendeuse répond : « Oui… mais ne pensez-vous pas qu’il serait mieux d’utiliser les cabines d’essayage ? » (Oaks 1994, cité par Ritchie 2002.) Dans cet exemple, si l’on sent l’étonnement provoqué par la chute de l’histoire, il est intéressant de constater que celle-ci nous force à revenir au début de la blague et à considérer la possibilité (écartée d’emblée car très improbable) contenue dans la question de l’acheteuse : celle-ci avait-elle réellement l’intention de se déshabiller et d’enfiler la nouvelle robe derrière la vitrine ? Or, cette signification possible était présente dès le départ – elle avait simplement été éliminée de notre vue par la sélection de nos interprétations.
Gregory Bateson (1980, p. 11) déjà s’était intéressé à ce pouvoir de l’humour : « Le moment-clé d’un mot d’esprit impose souvent l’entière réévaluation des signaux précédents, qui avaient assigné au message un mode de communication particulier (acceptation littérale ou métaphorique). » et : « Il y a découverte, par exemple, lorsqu’il devient manifeste qu’un message n’était pas seulement métaphorique, mais qu’il avait aussi un sens plus littéral – ou vice versa. »
Cette démarche se rapproche fortement de l’outil psychothérapeutique que l’on nomme le recadrage, ou « changement d’attribution de sens », selon la définition de Melchior (1998, p. 323). Certains auteurs (cf. Andolfi et al., 1982 ; Elkaïm 2001) parlent de provoquer un changement dans l’interprétation, la définition, la lecture ou la vision du problème.
Cette technique de changement est en relation étroite avec le sens que chacun donne aux événements vécus, et à la manière dont les patients font l’expérience de leur situation (Flaskas, 1992). Le thérapeute peut ainsi être l’agent de ce changement de perspective, permettant d’amener à d’autres choix possibles, comme le dit Elkaïm (2001, p. 27) : « Quand je rencontre un couple ou une famille, mon objectif principal n’est pas tant de comprendre ce qui se passe dans la réalité que d’élaborer une vision des problèmes qui permette aux personnes avec lesquelles je travaille d’élargir le champ de leurs possibles. »
L’on peut dès lors considérer que l’humour, grâce à ses propriétés de réinterprétation forcée (Ritchie, 2002), pourrait être utilisé dans une optique de recadrage de certaines situations vécues par le patient, tout en restant attentif aux mises en gardes concernant son utilisation.
Vignette clinique No 2 :
Un homme de 60 ans se présente à la consultation dans un contexte dépressif lié entre autres à des difficultés d’érection. Malgré plusieurs prémices de relations amoureuses, il n’ose pas concrétiser une relation sexuelle, de peur d’un échec et d’être ridiculisé. Durant l’entretien, il utilise alors une métaphore pour décrire sa situation, comprenant désespoir et éloignement de ses aspirations relationnelles et sexuelles : « Je suis sur les remparts, dans mon château fort, et je regarde de loin ce qui se passe, mais je ne fais rien… et je n’actionne pas le pont-levis ! » Et il ajoute, avec un regard amusé et lourd de signification : « … si vous voyez ce que je veux dire ! » Le thérapeute et le patient partent alors dans un éclat de rire partagé, ce qui décharge la tension accumulée depuis le début de l’entretien en évoquant clairement cette métaphore de l’érection.
Mais, dans un second temps, cette intervention humoristique du patient permet également au thérapeute de recadrer le symptôme et la situation en utilisant les différents niveaux de signification inhérents à l’image utilisée. En effet, si le pont-levis peut être une métaphore de l’érection du sexe masculin, il peut l’être aussi de la confiance nécessaire à cet homme pour entamer une relation amoureuse avec les risques que celle-ci comporte : une fois le pont-levis abaissé, les défenses du château seront fortement diminuées et le risque d’être blessé sera d’autant plus important. La métaphore du patient dénote ainsi non seulement ses aspirations sexuelles, mais aussi ses attentes de retrouver une relation de confiance où il pourra abaisser ses défenses habituelles pour vivre une relation authentique jusque dans l’intimité sexuelle.
Conclusion
Dans cet article, nous avons tenté tout d’abord de montrer comment l’humour peut être utilisé par le patient dans l’entretien avec celui-ci. Le maniement de l’humour par le patient comporte des aspects individuels mais également relationnels susceptibles d’influencer sa santé mentale. Plusieurs modalités d’utilisation de l’humour ont ainsi été analysées, permettant de différencier celles qui semblent saines pour le bien-être psychologique du patient, de celles qui semblent néfastes. Les multiples possibilités incluent les mécanismes de coping, ou mécanismes de défense contre l’anxiété. Nous avons vu qu’à ce titre, si l’humour peut être considéré comme en faisant partie de manière spécifique, il peut aussi être vu comme un moyen d’avoir accès à plusieurs d’entre eux, ne se situant pas tous au même niveau adaptatif.
La deuxième question était celle des effets provoqués par l’humour de l’intervenant lui-même sur le patient et la relation thérapeutique. Plusieurs réponses ont été apportées, dont l’utilité pour faire baisser la tension ambiante, la possibilité de développer l’alliance et le processus thérapeutiques, et enfin la proposition d’autres interprétations des situations cliniques vécues par les patients. Différentes recommandations ont pu être faites quant au type de patient avec qui l’humour est utilisé, et aux risques de dérision et de sarcasme, susceptibles de mettre à mal l’alliance thérapeutique ou même d’envenimer la situation dans certaines circonstances.
En guise de conclusion, l’on peut probablement retenir que l’essentiel en ce qui concerne l’utilisation de l’humour en psychiatrie, comme le dit Rosenheim (1974, p. 584) à son propos en psychothérapie, est « qui fait quoi avec qui, pourquoi, quand, et comment ».

